Émile BRÉHIER
Professeur
honoraire à la Sorbonne
(1876-1952)
(1876-1952)
“La notion de problème
en philosophie.”
en philosophie.”
Un article publié dans un ouvrage de l’auteur intitulé Études de
philosophie antique, 1955, pp. 10-16. Paris : Les Presses
universitaires de France.
Note :
On indique entre crochets [XX] le nombre correspondant
à l’édition papier originelle.
[10]
Le mot problème est employé de nos jours avec une
singulière fréquence. La moindre difficulté se présente-t-elle, on en fait un
problème : problème colonial, problème fiscal, problème du ravitaillement
et tant d’autres, nous sommes assiégés quotidiennement par ces
expressions ; on croirait que, en empruntant le mot aux sciences exactes,
on pense mettre plus de rigueur dans la position des difficultés et être ainsi
un peu plus près de les résoudre. Les philosophes ne sont pas les derniers à
l’employer ; dans tous les cas où l’on usait naguère des mots théorie ou
doctrine, on trouve aujourd’hui le mot plus modeste de problème : problème
de l’être, problème de la connaissance, de la science, problème moral, problème
religieux. Les philosophes allemands emploient souvent le mot Problematik
pour désigner une discipline concernant la manière de poser les problèmes. Il
est tout naturel que le succès de cette expression ait amené la réunion de
l’Institut international de Philosophie en 1947, à Lund, à prendre comme thème :
Le problème du problème ; il est possible en effet que ce succès
même dénote un caractère assez important de l’orientation philosophique
actuelle.
Dans l’Antiquité le mot n'était guère employé que par
les mathématiciens dans le sens technique qu'il a gardé. Si nous ouvrons le Commentaire
sur Euclide de Proclus [1],
qui est fort bien informé de l'histoire des mathématiques, nous y trouvons que,
par opposition au théorème qui se propose de déduire une propriété d'un être
mathématique de son essence, donnée dans [11] la définition, le problème
cherche à construire une grandeur dans ses relations avec d’autres (par exemple
diviser une droite en moyenne et extrême raison), et la solution nous fait
assister à la genèse de cette grandeur. L’expression s'étend à l'astronomie
mathématique, et Platon lui-même l'emploie dans la République [2]
pour désigner la recherche de la combinaison des cercles à mouvement uniforme
qui doivent expliquer I'apparence du mouvement varié des planètes ; mais
un Platonicien comme Speusippe répugne à I'employer et veut que tout en
géométrie soit théorème ; car le problème nous annonce la génération d'une
grandeur, et « il n'y a pas de génération dans les choses
éternelles » [3]. Il
y a, dans la collection d'Aristote, une compilation, intitulée Problèmes,
dont la date est tardive (Ve ou VIe siècle, estime Léon
Robin), et dont le titre par conséquent n'est pas d'Aristote ; il
contient, à côté de problèmes mathématiques, des questions relatives à la
biologie et à la morale. Mais toujours, comme en mathématiques, le problème se
rapporte à une question concrète, limitée, définie, dont la position même
suppose la préexistence de la science à l'intérieur de laquelle il est posé,
science qui donnera les moyens de le résoudre. Le problème n'a qu'une place
restreinte.
Il y a pourtant
une exception, et elle est de grande importance : dans les Topiques,
cette oeuvre consacrée à l’art de la discussion, Aristote définit ainsi le
problème [4] : « La différence du problème et de la proposition tient à la
manière dont est posée la question. Si on dit par exemple : animal
pédestre et bipède est la définition de l'homme, n'est-ce pas ? on obtient
une proposition. Si, par contre, on dit : est-ce que animal pédestre et
bipède est, ou non, la définition de l'homme ? c'est là un
problème ». Autrement dit, tandis que la définition n'envisage qu'une
thèse que l'on demande d'admettre, le problème considère comme possible le
contraire de la thèse proposée, et il appelle à la fois l'examen des arguments
en faveur de cette thèse et contre elle ; il est essentiellement
dialectique, et par là bien utile à la philosophie puisque « la
possibilité d'apporter aux problèmes des arguments dans les deux sens nous fera
[12] découvrir plus facilement la vérité et l’erreur dans chaque cas ». Le
problème est donc avant tout conscience d’une alternative [5] ; il oppose l’esprit à lui-même. Et nous avons sans doute ici un de
points de départ de la philosophie. La philosophie a commencé lorsque les
affirmations de la conscience spontanée sur l’univers sont devenues
problématiques.
Le charpentier,
l’architecte, le sculpteur savent ce qu’est la matière sur laquelle ils
travaillent : le laboureur, le marin savent ce que sont les éléments, la
terre, la mer, l’atmosphère, qui leur résistent ou leur sont favorables ;
l’homme religieux qui est, par les rites, en rapport avec son dieu, est assuré
de son existence ; et toutes ces relations vitales (au sens plein du mot)
engendrent bien chez eux une foule variée de problèmes pratiques que peut seule
résoudre l’expérience ; mais nul d’entre eux ne songe à poser, à l’égard
de ces objets qui occupent leur vie entière, les problèmes philosophiques que
se sont posés les Ioniens ou leurs successeurs : Qu’est-ce que la
matière ? Quelle est l’origine des éléments ? Les dieux existent-ils
et quelle est leur nature ? C’est que, aux yeux de nul d’entre eux, il n’y
a d’alternative : la matière, les éléments, le dieu s’imposent comme des
réalités indiscutables. Pour qu’il y ait problème, il faut commencer par douter
que ces réalités soient bien foncièrement ce qu’elles paraissent être, qu’elles
aient toujours la forme qu’elles ont maintenant, par se demander si Dieu existe
et quelle est sa nature ; il faut, en un mot, qu’il y ait une
alternative : la matière est-elle cela ou non ? Dieu existe-t-il ou
non ?
On voit que,
comme le problème mathématique suppose une science antérieure à lui, le
problème dialectique suppose aussi un ensemble d’assertions au milieu
desquelles il naît. Autrement dit le problématique suppose toujours du
« métaproblématique ». Mais le métaproblématique n’est pas le même
dans les deux cas ; dans la dialectique il n’est pas fait d’assertions
scientifiques certaines, mais d’opinions plus on moins [13] probables selon
qu'elles sont ou non traditionnelles, qu'elles sont celles de tous ou de
quelques-uns, celles des sages ou des ignorants. Si l'on n'a pour résoudre le
problème dialectique (c'est-à-dire pour choisir un des termes de l'alternative)
que des matériaux de ce genre, il ne sera jamais résolu à la rigueur, et
I'incertitude des prémisses se retrouvera dans la conclusion. La philosophie
risquera alors d'en rester à l'exposition antithétique des raisons pro
et contra, sans aucune conclusion ; c’est bien ce qui est arrivé
chez les sophistes du Ve et du IVe siècles, et le
scepticisme postérieur, qui s'est renouvelé tant de fois jusqu'à nos jours, met
sa complaisance dans cette situation ; même en dehors du scepticisme,
l'exposé dialectique du pour et contre est au moins considéré comme un
préliminaire indispensable de la philosophie, comme on le voit dans les
articles successifs de la Somme théologique de saint Thomas, sans parler
du pari de Pascal, de l'antithétique de la raison pure de Kant, des dilemmes de
la Métaphysique de Renouvier. Le fameux exercice de la seconde partie du Parménide
est, selon une interprétation à laquelle je m'associe pleinement, une
stylisation de ce procédé dialectique, montrant que l'on peut tout affirmer et
tout nier de la thèse de Parménide sur l'unité de l'être et du contraire de
cette thèse.
La philosophie
ne serait peut-être pas sortie de cette situation sans Socrate. Les dialogues
socratiques de Platon nous montrent un Socrate, dialecticien certes, mais qui
intériorise en quelque sorte le débat dialectique par l'examen qu'il fait de
son interlocuteur ; il crée chez celui-ci la conscience pénible d'une
contradiction intime ; le pour et le contre, au lieu d'être chacun soutenu
par un adversaire distinct, se révèlent à la conscience comme intérieurs à
elle-même, comme une dissociation qu'elle ne peut supporter. Le problème est
alors de sortir de l'opinion instable, de réviser cette métaproblématique qui
est responsable de cette incertitude. Le rôle de Socrate fut de faire sentir la
contradiction intime comme une douleur et presque comme un remords. Le problème
de la métaproblématique, ou, pour être plus clair, la découverte d'assertions
philosophiques certaines, soustraites par leur nature à l'examen dialectique,
ce fut là et cela reste sans doute le problème philosophique essentiel ;
en faire l’histoire ce serait faire l’histoire de notre philosophie [14] tout
entière : la vision platonicienne du Bien, les idées claires de Descartes,
le fait primitif chez Maine de Biran, la structure dialectique de l'esprit chez
Hegel, la valeur de la science dans le positivisme, l'intuition bergsonienne,
tous ces facteurs originels de la pensée philosophique appartiennent à la
métaproblématique. Les philosophies auxquelles nous nous référons sont des
philosophies qui n'admettent pas l'alternative et dont le développement est
fait, pourrait-on dire, de théorèmes plutôt que de problèmes [6]. Dans un aussi vaste sujet, je me contenterai de quelques remarques
succinctes, pour éclairer les vues qui précèdent :
1. On sait
quelles précautions il faut, en philosophie, pour poser un problème, et
combien il est plus facile qu’ailleurs de glisser dans les pseudoproblèmes ou
dans les problèmes insolubles. L’activité des plus grands penseurs, de Kant par
exemple, s’est surtout employée à changer la position des problèmes, et il l’a
changé quand il s’est aperçu que la métaproblématique, dont on attendait leur
solution, les faisait évanouir plus qu’elle ne les résolvait. Par exemple,
faire dépendre la solution du problème moral de vues théorétiques sur la
nature ou sur Dieu, c’est le faire évanouir, en négligeant le caractère
essentiel de la volonté morale, l’autonomie [7]. Ici le problème disparaît par une sorte de ; ailleurs, par exemple chez
Condillac, il s’évanouit par une réduction abusive, lorsque les phénomènes les
plus complexes de la conscience sont pris pour une sensation transformée. Comme
on le voit par ces exemples, le danger, en philosophie, c’est de fausser le
caractère original des problèmes, en les rapportant à une métaproblématique qui
ne leur convient pas.
2. Cette
remarque permet de comprendre toute la portée de l'assertion bien connue de
Bergson : « En philosophie, un problème bien posé est un problème
résolu ». Tandis que, en mathématiques, après avoir posé le problème, on
cherche les données acquises dont la combinaison permettra de les résoudre, il
semble bien en effet que, en philosophie, leur position même [15] n’est pas
possible si on ne les voit dans le cadre de la métaproblématique qui leur
convient. On ne trouve pas en philosophie cet ordre linéaire et progressif que
l'on voit [8] en mathématiques ; la pensée philosophique est circulaire ; les
problèmes qu'elle se pose et les principes par lesquels elle entend les
résoudre sont mutuellement dépendants, sans qu'il y ait pour cela cercle
vicieux. Que l'on songe, par exemple, aux problèmes de la genèse de
l'intelligence et de la genèse de la matière dans l'Évolution créatrice ;
ces problèmes ne seraient pas même posés, si nous n'avions l'intuition d’une
certaine diminution ou chute de l'élan vital, intuition qui sert en même temps
à les résoudre, mais qui, à son tour, est affermie et renforcée par cette
solution même. Et pour prendre un exemple dans une philosophie d'une
inspiration tout autre : le problème de la matière, qui est un vieux
problème, ne serait pas résolu comme il l'est par Descartes, si celui-ci, dans
sa métaproblématique, ne posait l'exigence, pour elle, d'être l'objet d'une
idée claire et distincte ; mais le mécanisme universel, fondé sur cette
solution, raffermit à son tour ce principe qui n'aurait aucun sens s'il restait
sans application.
3. Ce que je
viens de dire permettra de juger une thèse curieuse de M. Gabriel Marcel sur la
« distinction du mystérieux et du problématique. Le problème est quelque
chose qu’on rencontre, qui barre la route. II est tout entier devant moi. Au
contraire, le mystère est quelque chose où je me trouve engagé, qui n’est pas
tout entier devant moi » [9]. « Philosopher, pour Gabriel Marcel, dit M. Thibon, commentant ce passage,
c’est moins élucider un problème que participer à un mystère » [10]. D’après cette thèse, le problème est public ; il se pose en
droit pour tous et de la même manière pour tous (Dieu existe-t-il ?
L’homme est-il libre ?) et il concerne la raison et l’intelligence. Le
mystère est privé ou tout au plus collectif, n’existant que pour
un groupe d’hommes déterminé ; les initiés, en y prenant part, sont
modifiés dans leur être plus encore que la [16] connaissance. Mais cette
distinction n’est admissible que si le mystère se réfère à une religion
révélée ; à part ce trait, on peut dire que toute philosophie tend vers
une sagesse et vers une transformation intime de l’homme ; elle aussi,
elle nous « engage » ; la position d’un problème est moins
celle d’un « obstacle qui nous barre la route » que l’expression
d’une intuition profonde qui se révèle à nous par ce problème lui-même.
Concluons donc, en général, que les problèmes
philosophiques n’existent pas en eux-mêmes, séparément, de sorte qu’on les
retrouve identiques, mais qu’ils sont des moments dans une pensée philosophique
d’ensemble qui contient leur position et leur solution. Il resterait à voir
comment cette conception permettrait d’envisager, dans la philosophie, un
progrès réel avec qui, au premier abord, elle semble peu compatible.
[5] D’une manière assez artificielle, Proclus parait tenir à faire entrer ce
caractère dans la définition du problème mathématique, quand il dit :
« Inscrire un angle droit dans un demi-cercle ne crée pas un
problème ; car l'angle inscrit y est toujours droit. Diviser une droite en
parties égales crée un problème ; car on peut aussi la diviser en parties
inégales ». Le cas est bien différent ; car il s’agit de deux
problèmes distincts et non d’une alternative dont les termes s’excluent
réciproquement.
[6] Dans l’Éthique de Spinoza, qui suit pourtant la méthode
euclidienne, il n’y a pas trace de problème. [En préparation dans Les
Classiques des sciences sociales. JMT.]
[7] Voir sur ce point les excellentes observations de Heinrich Barth, Philosophie
der praktischen Vernunft, 1927, p. 84, 19.
[8] Ou que l’on s’imagine voir, si l’en suit le vues de M. Gonseth et d’autres
mathématiciens qui pensent que les mathématiques sont obligées de revenir à
leurs principes, et cela en raison même du progrès qu’elles font.
0 التعليقات:
more_vert